Abdelkader Retnani – Editions La Croisée des Chemins
Abdelkader Retnani, à la tête de la maison d’édition « La Croisée des Chemins », homme de terrain et inlassable entrepreneur, raconte sa vision de la chaîne du livre à travers un parcours qui ressemble à une aventure.
Il préside également l’Union professionnelle des éditeurs du Maroc (UPEM), ainsi que la Fédération des Industries Culturelles et Créatives (FICC).
Comment est née votre relation au livre ?
Abdelkader Retnani : Mon père lisait beaucoup; son ami gérait un kiosque de journaux et de magazines et me prêtait des bandes dessinées. Alors que j’étais en primaire, nous recevions le quotidien Le Petit Marocain à la maison. Je ne regardais alors que la page sportive. Au cours moyen 2e année, alors que je fréquentais l’école Jules Ferry à Casablanca, j’empruntais les bandes dessinées de mon maître d’école, et les lui rendais en fin de semaine. Je m’intéressais particulièrement à l’histoire, à la culture, à ce qui se passait ailleurs, et je lisais énormément. Ce que je continue de faire d’ailleurs. J’ai commencé à lire des livres de littérature pour préparer l’entrée en 6e , avec les grands classiques.
Parlez-nous de votre parcours ?
Abdelkader Retnani : J’ai étudié à l’étranger la gestion d’entreprise agricole, puis les sciences économiques. Je suis ensuite rentré au Maroc pour y travailler 4 ans durant au sein de la branche agricole d’une grande administration, que j’ai restructurée. J’ai compris que c’était l’aspect commercial de l’activité qui me plaisait le plus. Mon épouse, qui était jeune avocate et passionnée de livres, décida à l’époque de faire un stage dans la librairie « Quartier latin » à Casablanca. Au fil de nos rencontres, je décidais de créer en 1981, avec des amis, la maison marocaine de diffusion et de distribution de livres « Eddif », dont j’étais le président, avec un bureau sur les Champs Élysées à Paris, et dans de nombreux pays en Afrique. Malgré des soucis de coûts de gestion trop élevés à ses débuts, l’entreprise s’est fortement développée, avec 70 à 80 commerciaux qui sillonnaient le Maroc entre 1981 et 1990. Nous vendions alors énormément d’encyclopédies occidentales. Cependant la société ne créait rien en propre. Mon enthousiasme du début n’était plus là et je finis par m’ennuyer. En 1986, j’ai édité un premier livre dans une imprimerie en Suisse. Cet essai a été écrit par un anthropologue marocain qui avait mené des recherches sur la confrérie des Regraga de Retnana, dont je suis originaire. Par la suite, j’ai édité au sein d’Eddif, Au-delà de toute pudeur, de mon amie Soumaya Guessous, qui en est à sa 11e réédition. C’est ainsi qu’Eddif est devenue une maison d’édition. Dans les années 1990-2000 je continuais de diffuser et d’éditer, pour enfin me consacrer exclusivement à l’édition, en rachetant en 1993 une jeune maison d’édition « La Croisée des Chemins », dont j’aimais le nom.
En parallèle de cela, j’ai été consultant de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie de 1990 à 2005, pour la zone Afrique notamment, et également auprès de l’UNESCO.
Quelle est la proportion de livres que vous éditez en français et en arabe ?
Abdelkader Retnani : Au départ, j’ai travaillé avec la communauté marocaine à l’étranger, qui parlait peu l’arabe, donc j’éditais à 100% en français. Aujourd’hui, nous éditons environ 20% de livres en arabe, 80% de livres en français, et quelques livres en anglais. Ils ont tous un référent marocain, ou sont écrits par des auteurs marocains.
Où peut-on se procurer vos ouvrages ?
Abdelkader Retnani : Dans toutes les bonnes librairies du Maroc. Je motive les libraires avec un système de bonus lorsque nos livres restent longtemps en vitrine, et s’ils réussissent à vendre davantage d’exemplaires d’une année sur l’autre. Notre service commercial est au plus près des libraires et les relance chaque semaine. Nous tenons avant tout à ce que nos livres soient vus, et je suis particulièrement souple au niveau des délais de paiement. C’est moi en personne qui donne les instructions pour veiller à avoir plus de souplesse avec les libraires pour les délais accordés, qui vont jusqu’ à 120 jours. Je tiens à dire que j’ai une équipe formidable.
Comment choisissez-vous les livres qui seront édités ?
Abdelkader Retnani : Nous recevons de nombreux manuscrits qui sont analysés tous les 45 jours par un comité de lecture. Nous cachons le nom de l’auteur(e) pour éviter tout manque de neutralité. Notre ligne éditoriale est la suivante : nous ne choisissons que des sujets qui ont la capacité à faire bouger la société marocaine. Par exemple, le livre Les filles qui sortent, de l’anthropologue Mériam Cheikh, brise le tabou de la prostitution des jeunes filles marocaines dans la région de Tanger. Il m’arrive aussi d’avoir un coup de cœur pour un livre. Ainsi, j’ai racheté les droits du livre Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit, de l’auteur Jean Pruvost (éditions J.-C. Lattès). Il vise à démontrer que l’arabe est une langue d’apport, comme le grecque et le latin. Je peux également proposer des livres de qualité que nous traduisons en arabe, pour que le public marocain découvre d’autres littératures.
Combien éditez-vous de livres ?
Abdelkader Retnani : Depuis 1990, notre équipe, d’une vingtaine de personnes, a édité 1800 romans et essais, et 200 beaux-livres relatifs au patrimoine, dont je suis particulièrement fier : ils me permettent déjà d’apprendre l’histoire, de visiter mon pays, et de mettre en avant son patrimoine si riche, tant au Maroc qu’à l’étranger.
Nous auto-diffusons nos livres, et nous prospectons en continu, ce qui fait que nous avons beaucoup de challenges à relever.
Avant la crise sanitaire, nous imprimions en moyenne 1000 exemplaires par publication. Aujourd’hui, influencé par mon fils qui est formé au métier du livre, et qui pense en bon gestionnaire qu’il faut descendre à 500 exemplaires par livre, du fait de la crise actuelle, nous en imprimons un peu moins, disons 800. Nous essayons d’imprimer plusieurs livres d’un coup, pour un tarif négocié avec l’imprimeur. Le stockage reste un problème. Notre chiffre d’affaires se fait d’abord au Maroc, puis en France, ensuite viennent la Tunisie (avant la crise sanitaire), les Emirats arabes unis pour les livres en arabe (surtout pendant les salons).
Recevez-vous de l’aide ?
Abdelkader Retnani : Le ministère de la Culture a commencé à aider en 2014 avec une enveloppe qui est montée jusque 15 millions de dhs par année, une somme distribuée aux différents acteurs du livre. Ceci a permis une augmentation de 22% de la production de livres au Maroc en une année. La même année, le ministère, en couvrant près de 70% des frais des salons du livre, a permis aux maisons d’édition d’aller présenter et vendre leurs livres au Moyen-Orient notamment. Le ministre actuellement en fonction, a des idées et pourrait continuer sur cette voie. Nous attendons de sa part que soit définie une politique pour les industries du livre qui fera, nous espérons, redémarrer le secteur en 2021 et au-delà. C’est l’attente des libraires et éditeurs. L’Ambassade de France propose chaque année un programme de soutien aux publications (avec une enveloppe entre 70 000 et 100 000 dhs), notre maison d’édition bénéficie de ce programme. Ces aides combinées nous permettent de sortir plus de livres.
Nous tentons nous aussi d’aider le secteur du livre, en distribuant des livres auprès d’associations, auprès des institutions pénitentiaires, ou encore lors d’événements qui mettent en résonance les acteurs du livre. Dans notre secteur qui a été très affecté par la crise sanitaire, éditeurs et libraires ont dû baisser leurs effectifs de personnels. A la Croisée des Chemins, nous offrons la possibilité de retour des livres invendus, dans les 5 mois. Nous octroyons encore plus de facilités de paiement actuellement, car je sais que les difficultés des libraires sont énormes.
Ma devise au fil du temps est toujours la même : pour le livre, le Maroc, et les Marocains.
Hormis ces problèmes en lien avec la pandémie, le Maroc possède un marché intérieur propre; grâce à l’aide octroyée par le ministère de la Culture, nous avons pu découvrir le salon arabophone Sharjah International Book Fair (SIBF) aux Emirats arabes unis. Nous y avons vendu des livres à un public éduqué, arabophone, anglophone, mais aussi francophone, et des livres traduits d’une langue à l’autre. On est en train de gagner du terrain auprès des institutions de ces pays également. Les gens ont soif de culture, et le terrain est bien loin des vieux clichés, et nous avons par exemple bien vendu un livre qui parle de l’histoire des juifs autour du bassin méditerranéen, là où on aurait pu penser que personne n’achèterait ces livres dans ces pays. Je suis donc optimiste pour le futur, grâce à la professionnalisation des éditeurs marocains.
Est-ce qu’on peut parler d’industrie du livre au Maroc ?
Abdelkader Retnani : En 1987, année charnière, la production au Maroc était de 850 titres par an, aujourd’hui on produit 3800 livres par an. Nous pourrions voir ce chiffre exploser si nous avions la possibilité de diffuser le livre partout au Maroc, pas seulement à Rabat, Casablanca, Marrakech ou Tanger. Il faudrait pouvoir créer 6 nouvelles librairies par an au Maroc. Nous avons tant de licenciés en lettres, qui sont au chômage. C’est vers les responsables politiques qu’il faut se tourner, pour leur demander quel est leur programme culturel.
Il faut aussi accepter le principe que nous ne sommes pas les meilleurs. Il reste à se professionnaliser. Il faut faire venir des formateurs au Maroc. Nous avons notamment besoin de libraires-conseils, qui permettraient de mieux vendre les livres.
Que pensez-vous du piratage du livre au Maroc?
Abdelkader Retnani : La copie est un faux problème à mon sens. Aujourd’hui il y a des livres non copiés qui sont produits puis vendus à 10-15 dhs. Une très belle collection est proposée à 20 dhs aux éditions Le Fennec, avec de grands noms. Il y a quelques années, un diffuseur avait eu pour idée de vendre ses livres dans les souks. Malheureusement les autorités locales avaient pris peur. Pourtant, c’était une excellente idée.
Est-ce que la vente via les sites web est l’avenir du livre ?
Abdelkader Retnani : Le numérique, c’est l’avenir et on va vers ça, mais notre chiffre d’affaires va continuer à se faire avec le livre papier, qui ne mourra jamais selon moi. Le site web Qitab.ma marche très fort, notamment parce qu’ils achètent et ont des livres disponibles, et donc ils livrent rapidement. Dans les plus petites villes du pays, on peut commander par internet mais avec une attente de plusieurs semaines. Sans oublier que la couverture Internet n’est pas optimum partout au Maroc; des lieux ne sont pas desservis. Quelqu’un basé à Asilah, par exemple, sera obligé d’aller jusqu’à Tanger pour récupérer sa commande… . La réalité est qu’il faudrait pouvoir réinvestir le terrain pour mieux diffuser à travers les librairies. Par exemple, certains des plus grands quartiers de Casablanca, Rabat, Marrakech… n’ont qu’une seule librairie. A Larache, il n’existe aucune librairie. Notre problème est là. Aussi, j’insiste pour la création de plusieurs librairies. Objectif devant être essentiel pour le ministère de la Culture.
Propos recueillis par la Maison du livre – Mai 2021