Éditeurs

Baptiste Lanaspeze – Wildproject

Le créateur de Wildproject décrit sa rencontre avec le métier d’éditeur comme un coup de foudre professionnel. Créée en 2009, Wildproject fait partie des maisons qui ont fait émerger une scène des pensées de l’écologie en langue française. Son fondateur revient ici sur son parcours, la genèse de la maison, son fonctionnement et sur quelques épisodes clefs.

Comment est née votre relation au livre ?

Baptiste Lanaspeze: J’ai grandi dans une famille où nous lisions et où nous parlions des livres. J’étais un enfant assez contemplatif et légèrement introverti, avec un vaste monde intérieur. Sans toujours comprendre le sens de ce que je lisais, le livre était un espace où mon esprit vagabondait librement, un immense terrain de rêveries et de liberté.  

Notre famille n’était pas dispendieuse, mais mon père avait ouvert un compte professionnel dans la maison de la presse de la petite ville où j’ai grandi, et je pouvais y acheter les livres que je voulais, à la seule condition de terminer les livres en cours avant d’en acheter d’autres… J’imagine que ça a favorisé ma boulimie de lecteur.

Comment êtes-vous devenu éditeur ?

Baptiste Lanaspeze: Durant mes études de philosophie, j’ai été confronté à des professeurs et des jurys de concours ou d’examens qui m’ont souvent donné le sentiment que je n’étais pas tout à fait l’un des leurs. Je crois aujourd’hui qu’ils avaient raison, je n’étais pas fait pour être enseignant-chercheur, je suis plus heureux dans l’action, et j’aime la relation commerciale.

Un merveilleux accident eut lieu au printemps 2003 à New York où je venais d’être pris en stage à New York dans une agence littéraire. J’eus comme un coup de foudre pour le métier dès le premier jour de travail, avec le sentiment d’avoir enfin trouvé un secteur professionnel qui me convenait et m’enthousiasmait. Mon ethos de commerçant convenait à ce milieu professionnel, alors que dans le milieu social où j’ai grandi, c’était plutôt la noblesse du travail dans la fonction publique qui était valorisée. Ce qui m’a tant plu, c’est ce mélange hétéroclite entre des considérations poétiques et des considérations entrepreneuriales. J’ai tout de suite eu le fantasme de créer un jour une maison d’édition.

De retour à Paris, j’ai pu me former en travaillant aux éditions Autrement, puis dans une autre maison où je me suis initié aux métiers, ce qu’on appelle la «fabrication». Enfin, en 2008, j’ai créé les éditions Wildproject.

En quoi votre maison d’édition Wildproject se distingue ?

Baptiste Lanaspeze: Pour continuer le récit sur sa genèse, elle est née de l’incompréhension d’un étudiant en philosophie qui trouvait qu’il y avait un problème grave avec le traitement de la notion de nature dans la philosophie moderne. La nature était définie comme ce «non-humain» inconnaissable, extérieur à nous, connaissable par la science seulement, et cette idée me faisait vraiment violence. J’ai fait mon mémoire de maîtrise, puis un DEA sur la notion de nature et sa possible réinvention. A l’époque ce sujet n’intéressait pas grand monde en France. Ce n’est que grâce à ce stage à New York que j’ai pu découvrir l’existence d’un courant de pensée écologique dans les mondes anglo-saxons. Il proposait une véritable révolution cosmologique, ce qui me semblait une éclatante confirmation de mes intuitions d’étudiant. J’ai pris contact avec un auteur, David Quammen, qui m’a ensuite recommandé la lecture d’une trentaine d’autres écrivains qui faisaient partie d’une scène qu’il appelait le wilderness writing. Aucun de ces auteurs américains n’était traduit en français. De retour en France, j’ai donc commencé à découvrir ces livres. Ce fut la première esquisse de ma propre maison d’édition.

Comment faites-vous pour sélectionner les auteurs et les livres ?

Baptiste Lanaspeze: La première décennie de Wildproject était centrée sur l’importation et la traduction d’auteurs étrangers. Depuis quelques années, nous publions de plus en plus d’auteurs francophones, qui venaient souvent à nous spontanément, attirés par ces grands classiques. Ainsi, c’est la présence dans notre catalogue du célèbre philosophe états-uniens J. Baird Callicott qui a incité en 2015 Baptiste Morizot à nous contacter, et à publier chez nous son premier livre, Les Diplomates.

Une scène française de la pensée et des humanités écologiques a éclos depuis 2015, avec des autrices et auteurs, des chercheuses, des médias et des revues dédiés. Au fil de cette décennie 2010, une poignée de maisons a construit une belle bibliographie de classiques en humanités environnementales : La Découverte, le passager clandestin, Rue de l’échiquier, Dehors… et Wildproject.

La plupart des livres que nous éditons proviennent d’auteurs avec lesquels nous avons déjà travaillé, ou sont recommandés par nos traducteurs ainsi que par nos directeurs de collection. Mais nous avons la joie d’accepter régulièrement des manuscrits non sollicités. Récemment, nous avons été ainsi saisis, lors d’un comité éditorial, par la lecture à voix haute des premières lignes d’un manuscrit qui sort en février 2025 sous le titre Journal d’un paysan, dont l’auteur est un agrumiculteur bio des Alpes maritimes, précurseur en France dans ce domaine.

L’équipe se réunit chaque mois pour passer en revue la trentaine de manuscrits reçus, afin de sélectionner ceux qu’on va passer en lecture.

Avez-vous déjà mené des projets en coédition ?

Baptiste Lanaspeze: Nous en avons fait beaucoup, tout récemment par exemple avec des maisons
cousines telles que Rue de l’échiquier ou encore le passager clandestin. Nous travaillons dans le même esprit et nous apprenons toujours en unissant nos forces. Nous avons ainsi publié en 2023 l’autobiographie de Vandana Shiva, Mémoires terrestres, avec Rue de l’échiquier. Mais nous avons aussi fait des coéditions avec des grosses maisons d’édition comme Robert Laffont, La Découverte, ou Actes Sud.

Connaissez-vous le programme Livre des 2 rives, qui favorise les partenariats éditioriaux ?

Baptiste Lanaspeze: Je ne connais pas encore ce programme, mais la question Nord-Sud est présente dans notre catalogue avec la collection d’écologie décoloniale Le monde qui vient, et qui est centrée sur le lien entre la crise écologique et la colonialité. Nous avons par exemple publié Contre-histoire des Etats-Unis, de l’historienne amérindienne Roxanne Dunbar-Ortiz, ou encore Plurivers, un dictionnaire co-écrit par 124 auteur.rice.s du monde entier.

A l’initiative de notre collègue Marin Schaffner, nous sommes membres de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, qui favorise, dans les pays francophones où le niveau de vie est trop éloigné des niveaux de vie du Nord-monde, la session gracieuse des fichiers-sources pour une édition et impression locale.

En revanche, nous manquons encore cruellement d’auteur des mondes arabes sur ce sujet de l’écologie.

Quel est votre plus beau souvenir de découverte d’auteur ?

Baptiste Lanaspeze: Nous avons publié 130 livres et chaque livre nécessite entre 10 000 et 30 000 euros d’investissement, donc nous les choisissons quand nous les aimons vraiment !

Nous recevons une à deux propositions de livres par jour. La plupart ne nous conviennent pas, mais parfois un manuscrit s’impose de lui-même. Au tout début de la création de Wildproject, nous avions reçu un roman écrit par Julien Gravelle, un guide de chiens de traîneaux du nord du Québec. Dès la première page, Nitassinan nous a séduits, bien que l’auteur était encore inconnu. Depuis, il construit une œuvre intéressante et singulière. C’était bien la naissance d’un écrivain !

Plus récemment, nous venons de dire oui à un premier roman fascinant, de politique-fiction. Le Soulèvement du Pacifique, d’Enzo Lesourt, imagine de façon hyper-réaliste l’indépendance de la Kanaky-Nouvelle Calédonie. Il sort en mars 2025.

Propos recueillis par la Maison du livre – Juillet 2024