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Farouk Mardam-Bey – Éditions Sindbad

Éditeur spécialisé dans le livre issu du monde arabe en général, Farouk Mardam-Bey livre sa vision des opportunités et des problématiques liées à ce marché. Selon lui, les acteurs du livre dans le monde arabe doivent faire un effort supplémentaire de présentation des œuvres, alors qu’au même moment un travail pédagogique doit être réalisé en France pour contrer des préjugés de plus en plus présents.

Quel est votre parcours, et comment vous a-t-il amené à être éditeur chez Actes Sud?

Farouk Mardam-Bey : Je suis amateur de livres depuis l’enfance. À Damas, mon premier emploi a été celui de libraire. Je suis ensuite parti en France étudier les sciences politiques et l’histoire, et j’y suis resté pour des raisons personnelles et politiques. À partir de 1972, j’ai travaillé durant quatorze ans en tant que bibliothécaire chargé du fond arabe à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). J’ai été conseiller culturel à l’Institut du monde arabe (IMA) de 1989 à 2008. En 1995 les éditions Actes Sud ont racheté les éditions Sindbad. Comme je m’occupais déjà d’une collection de littérature arabe chez Actes Sud, on m’a confié la direction de Sindbad dont j’exerce la fonction jusqu’à présent.

Pouvez-vous présenter le parcours de la maison d’édition Sindbad, qui fête son 50e anniversaire cette année?

Farouk Mardam-Bey : La traduction de la littérature contemporaine de l’arabe vers le français était limitée jusqu’au début des années soixante, avec une quinzaine de titres traduits. Une inflexion eut lieu avec les éditions du Seuil qui lancèrent une anthologie en trois volumes entre 1965 et 1967. En 1970, Pierre Bernard publia deux titres chez l’éditeur parisien Jérôme Martineau; un roman de Naguib Mahfouz et un livre de l’urbaniste égyptien Hassan Fathy. En 1972, Pierre Bernard créa sa propre maison d’édition, nommée Sindbad, et y intégrera ces deux titres. Il lança alors plusieurs bibliothèques, dont la bibliothèque arabe, avec des titres en littérature classique et contemporaine. C’est ainsi qu’une quarantaine de traductions de l’arabe, ainsi que divers essais, ont vu le jour. 

En 1995, Actes Sud racheta Sindbad suite au décès de Pierre Bernard, et promit de poursuivre son œuvre. Environ 450 titres ont été édités depuis, sous diverses collections et formats. Certains titres de Pierre Bernard ont été réédités et certains non, car plus d’actualité. Nous avons aussi édité des titres de romanciers contemporains sous diverses formes. Trois romans ont été réédités à l’occasion du 50e anniversaire. 

Quel a été le déclic à l’origine du lancement de la collection de Sindbad Jeunesse?

Farouk Mardam-Bey : Le désir de créer cette collection était présent depuis longtemps chez Sindbad. Actes Sud a cependant déjà une collection nommée Actes Sud Junior, avec des centaines de titres qui marchent très bien et depuis longtemps. Le déclic est venu avec la constatation qu’il manquait des livres bilingues, et le projet a été lancé à l’occasion du 50e anniversaire de Sinbad.

Il s’agit donc d’une collection bilingue à destination des éducateurs en général, avec des titres traduits du français vers l’arabe et inversement. Les deux écritures figurent en vis-à-vis en permanence. Ces livres pour enfants de 5-8 ans accompagnent les premières lectures de manière intelligente et facile, aussi bien en France que dans les pays arabes. Nous allons peut-être élargir à la petite adolescence. Les écoles avec des bibliothèques scolaires en France pourraient être intéressées car on y montre d’autres caractères que les caractères latins, pour que  les enfants apprennent la diversité des gens dans le monde. Il y a un message humaniste porteur de valeurs universelles dans ces livres . Pour le moment nous en avons édité quatre. C’est un essai et nous verrons les réactions des éducateurs.

Avez-vous des nouveaux titres et auteurs à venir pour cette nouvelle collection? 

Farouk Mardam-Bey : Nous avons prévu de lancer quatre titres au printemps et quatre à l’automne prochain. Il y aura toujours deux albums traduits de l’arabe en français et deux autres du français vers l’arabe. Ce sont donc des livres illustrés, avec des romans, des nouvelles, ou des contes de vingt à trente pages, en format de poche.

Pour les titres en français traduits vers l’arabe, nous disposons du large fond d’Actes Sud Junior. Pour les titres traduits de l’arabe vers le français, l’éditrice Mathilde Chèvre, basée à Marseille, nous conseille et nous dirige vers des éditeurs basés dans le monde arabe. Nous nous tenons aussi au courant dans les salons du livre dans les différents pays arabes, et nous recevons des propositions d’auteurs de littérature jeunesse.

Quelle est la place dans Sindbad des auteurs marocains qui écrivent en langue française, et de ceux traduits de l’arabe vers le français?

Farouk Mardam-Bey : Pour l’arabe, le premier qui me vient à l’esprit est Abdallah Laroui, le deuxième Mohamed Berrada, et le troisième Youssef Fadel dont nous avons publié la trilogie. Enfin nous avons publié le premier roman Hot Maroc, de Yassin Adan. Pour le français, dans le vieux fonds de Sindbad, il y a par exemple Abdelkébir Khatibi et  Abdelfattah Kilito.  Nous avons publié par la suite quatre essais de ce dernier, qui écrit en arabe et en français.

Comment pouvez-vous qualifier la production littéraire marocaine par rapport à celle de ses voisins, ou du Moyen-Orient?

Farouk Mardam-Bey : Je parle toujours d’un champ culturel arabe unifié, malgré toutes les spécificités locales et régionales. Ils sont tous ancrés dans leur terroir, car c’est leur matériau. Ils utilisent cependant le même langage qui est cette langue arabe médiane de la presse. Le dialectal est utilisé dans les dialogues notamment.

Au Maroc comme ailleurs, la littérature de langue arabe est ouverte sur le monde, elle transgresse la censure religieuse, politique et sexuelle,  et les nouveaux moyens de communication lui permettent d’être diffusée facilement au-delà des frontières nationales.

Si un livre ne passe pas dans un pays donné, il sera diffusé sous forme de PDF via internet. 

Comment faites-vous pour sélectionner les auteurs, notamment marocains, ainsi que la littérature émergente?

Farouk Mardam-Bey : J’ai plusieurs sources d’information. Depuis quelques années, des prix littéraires sont organisés dans les pays du Golf. Une “long list” suivie d’une ”short list” sont publiées avant l’attribution du prix. Également, la presse arabe et panarabe, publiée à Londres ou ailleurs, propose des notes de lecture de la production littéraire dans le monde arabe. Des éditeurs m’envoient des livres, ainsi que des auteurs. Parfois des traducteurs proposent des livres qu’ils ont lu et qu’ils jugent importants. Je ne peux pas connaitre de très près tout ce qui se fait, mais j’ arrive à déceler des choses. 

Des rapports de grande qualité sont faits sur la production du livre au Maroc par la fondation du roi Abdul-Aziz Al Saoud. C’est très appréciable, car dans le monde arabe en général, les chiffres officiels fournis par les Etats sont faux et non corrélés à la réalité. Le rapport de l’UNESCO est basé sur ces chiffres. Le Liban est un des plus grands pays éditeurs du monde arabe et n’a pourtant pas de dépôt légal, et l’auto-édition et le piratage existent. De nombreux auteurs maghrébins, y compris marocains, publient à Beyrouth notamment. Il n’y a pas de frontières étanches entre les pays arabes concernant la production littéraire. 

Sur un autre sujet, jusqu’à l’année dernière, Sindbad éditait huit romans par an pour le monde arabe en entier, et nous ne pouvons faire plus. Des centaines de romans, recueils de poésie, essais, etc. sont écrits au Maroc et autant dans la plupart des pays arabes.. Il est donc impossible de couvrir même le meilleur de ces livres. Surtout que les éditeurs français sont très  frileux quand il s’agit de traduire de l’arabe. Un grand éditeur comme Gallimard fait un livre traduit de l’arabe par an, ou même un livre tous les deux ans. Le Seuil a eu par le passé une remarquable collection, arrêtée malheureusement au bout de deux ou trois ans. D’autres maisons d’édition n’éditent  qu’un auteur(e) attitré(e) sans chercher à se diversifier.

Des cessions se font depuis la France vers le Maroc et les maisons d’édition marocaines aimeraient que l’inverse soit vrai. Comment favoriser cela?

Même les plus importantes maisons d’édition internationales n’ont pas en leur sein de personnes arabophones. Si on veut choisir un titre à publier, il faut que l’on puisse savoir de quoi il s’agit, et donc partiellement traduire l’ouvrage. Les éditeurs européens attendent donc que le livre soit traduit dans une autre langue européenne pour ensuite se décider à le traduire vers la leur. Il n’existe pas pour la plupart des éditeurs d’autres critères que la “short list” des prix littéraires décernés par les pays du Golf.

Il faudrait donc des notes de lecture substantiels pour les livres édités dans le monde arabe, qui pourraient être destinées aux éditeurs étrangers. Les éditeurs arabes ne font pas suffisamment d’efforts, et en France, l’ambiance n’est pas du tout favorable au monde arabe. C’est pourquoi il faut mener un travail pédagogique sans se lasser.

Sindbad propose des tarifs préférentiels pour le Maroc. Pourquoi ce choix de politique tarifaire?         

Farouk Mardam-Bey : Lors du rachat par Actes Sud, nous avons constaté que dans les pays arabes on ne pouvait pas payer le même prix qu’en France, et nous avons alors décidé d’appliquer une remise de vingt ou trente pour cent moins cher. Je ne sais pas si les libraires répercutent cet effort sur le lecteur.

Est-ce que vous voyez une évolution d’un point de vue des ventes de livre en français dans le monde arabe?

Farouk Mardam-Bey : J’ai l’impression qu’un lecteur marocain qui est diplômé préfère lire en arabe. La francophonie recule dans de nombreux pays arabes. Du Liban à l’Algérie, le public francophone est en train de se rétrécir et la plupart des écrivains écrivent en arabe.  

Envisagez-vous des projets de coédition avec d’autres maisons d’édition?

Farouk Mardam-Bey : D’un point de vue commercial, Actes Sud considère qu’il est plus intéressant de vendre ses propres livres. D’un point de vue culturel, je trouve bien de faire des coéditions, des collaborations avec des éditeurs du monde arabe. Au Maroc, nous avons fait un ou deux livres en coédition avec Layla Chaouni des éditions Le Fennec. Nous avons aussi une dizaine de titres en commun avec une petite maison d’édition au Liban pour laquelle nous préparions les livres, et eux s’occupaient de les diffuser. Nous avons arrêté à cause de la crise sanitaire, et la crise financière y sévissant. Actes Sud édite parfois des auteurs d’éditeurs d’autres pays arabes, par exemple des livres de Mohamed Berrada, publié en France et au Maroc.

Quel serait le message que vous pourriez adresser aux acteurs du livre des deux rives?

Farouk Mardam-Bey : Il y a une certaine réticence dans le lectorat français et chez les professionnels français, en ce qui concerne la production culturelle du monde arabe. Pourtant ce n’est pas une littérature exotique ou refermée sur elle-même. Un romancier arabe parle de la vie, de la mort, de l’exil, de l’amour, donc des sujets qui intéressent tout le monde, sauf que cela se passe dans d’autres lieux et un autre contexte culturel. Dans la situation actuelle de mondialisation, ces frontières n’ont pas de sens. 

Le livre ajoute une couleur locale, mais les valeurs qu’il défend sont universelles. Le succès d’un livre est lié à deux choses : il ne doit pas être la pâle copie de ce qui se fait ailleurs, et il faut qu’il soit ouvert sur le monde. 

Par ailleurs, il faut exceller dans la traduction. Les textes littéraires sont parfois traduits d’une manière, disons au ras du texte, et comme destinés à l’apprentissage de la langue. On peut sortir un tout petit peu du texte s’il le faut, pour le rendre lisible dans l’autre langue, plus proche du goût et des habitudes du lecteur.

Quel est votre plus beau souvenir de découverte d’auteur?

Farouk Mardam-Bey : Dernièrement j’ai découvert le livre du jeune auteur saoudien Aziz Mohammed. On ne connait pas grand chose sur cette littérature et j’ai été stupéfait par la modernité de cette écriture, par les problématiques qu’il pose, par sa connaissance ahurissante de la littérature mondiale. Nous l’avons traduit en français.

Propos recueillis par la Maison du livre – Septembre 2022