Raphaël Thierry – Agence Astier-Pécher
En charge du bureau Afrique au sein de l’agence Astier-Pécher, Raphaël Thierry est agent littéraire. Il inscrit son métier sur le terrain de la médiation et de la défense du droit du livre à travers des contrats clairs. Selon lui, c’est avant tout la curiosité tous azimuts, et les limites qu’on ne se pose pas, qui font que les lignes peuvent bouger. Et ce, quels que soient les freins qu’un professionnel rencontre. En ce sens, son avis est très positif sur le travail de fond des professionnels du livre rencontrés au Maroc.
Comment êtes-vous devenu agent littéraire?
Raphaël Thierry : Mon métier d’agent s’inscrit dans la continuité de mes recherches menées dix ans durant, période durant laquelle j’ai travaillé sur les dynamiques de l’édition en Afrique et sur la façon qu’ont les différents marchés du livre de se connecter les uns aux autres. Cela m’a amené à me demander comment je me situais, en tant que français, vis-à-vis d’autres courants littéraires ; donc de réfléchir à mon accès aux livres, aux éditeurs, et à cette diversité littéraire et éditoriale que l’on appelle souvent bibliodiversité. Petit à petit j’ai commencé à percevoir la dynamique de la vie littéraire de chacun des pays. À la suite de mes recherches en 2019, j’ai fait un bond vers le métier d’agent littéraire pour participer à la circulation des droits, à la traduction des livres, à l’édition des œuvres au-delà du spectre éditorial strictement français.
Quel est le rôle de l’agent littéraire?
Raphaël Thierry : L’agent représente un auteur et les droits d’une œuvre qu’un auteur a écrit. Notre travail est de continuellement chercher des opportunités de publication, de traduction et de cessions de droits. De veiller au respect des droits, car derrière tout livre il y a un contrat. L’agent doit avoir une connaissance des différents marchés littéraires. Il doit arriver à sensibiliser des éditeurs autour de livres qui parfois ne sont pas encore connus, ou d’auteurs dont une œuvre est peut-être déjà passée dans une langue mais pas encore dans une autre. On essaie d’attirer, d’accrocher un éditeur puis une maison d’édition à un projet autour d’une œuvre, de connecter un auteur avec un éditeur, pour qu’ils puissent s’épanouir dans une collaboration. Il faut considérer chaque éditeur et chaque projet éditorial individuellement, chaque territoire comme lieu qui touche différents lecteurs et sensibilités. Parfois on se dit qu’un projet éditorial va très vite se mettre en place car on considère que chaque livre qu’on représente est formidable. Et parfois cela prend beaucoup plus de temps que prévu. Je prends l’exemple de Véronique Tadjo dont le roman En compagnie des hommes paru en 2017 en France, a eu un moment d’attention, puis plus, et quelques années plus tard, à la faveur de l’évolution du contexte, nous lui avons trouvé une traduction aux Etats-Unis, puis en Côte d’Ivoire, au Nigeria, au Royaume-Uni, en Afrique du Sud. Le livre a eu un prix récemment aux Etats-Unis et une traduction est en préparation au Brésil. Pourquoi pas en arabe bientôt, pourquoi pas au Maroc ? On doit cultiver cet inattendu, et jamais se décourager, en se disant que la vie d’un livre n’est jamais terminée, même si parfois le temps est long, surtout pour les auteurs.
Comment êtes-vous devenu spécialiste de l’édition en Afrique sub-saharienne?
Raphaël Thierry : J’étais étudiant dans les années 2000, période durant laquelle a eu lieu un moment de réflexion autour de la littérature-monde et de la littérature en français. Beaucoup d’écrivains se sont alors interrogés sur les catégories qui leur étaient appliquées : écrivains francophones, écrivains africains. Ils ont posé la question de la diversité littéraire en affirmant l’enjeu de s’exprimer librement et de s’auto-définir.
C’est ma curiosité et le fil des rencontres qui m’ont amené vers l’édition en Afrique, car je connaissais peu ce corpus, et me demandais pourquoi ma « bibliothèque intérieure » était limitée. J’ai donc commencé à m’intéresser à des œuvres et à leurs auteurs. Plus je creusais, moins j’étais freiné, et plus je découvrais une diversité d’auteurs.
Rester dans une catégorie de pensée, c’est peut-être limiter un champ. Regarder les littératures africaines comme un espace fermé, c’est selon moi une erreur. Nous avons la chance d’avoir une langue qui est parlée, traduite et lue par des centaines de millions de personnes à travers le monde. Elle nous connecte avec une immensité culturelle, historique. Cela nous interroge sur notre place en tant que lecteur.
Certains disent que le livre est considéré comme une réalité étrangère en Afrique…
Raphaël Thierry : Je m’inscris dans une histoire qui a peut-être commencé dès les années 50-60 et même avant, avec notamment le travail des éditions Présence Africaine à partir de la France, ou les éditions Clé au Cameroun. Ceci dit et au-delà de la période décoloniale puis de l’époque moderne, on a parfois l’impression (erronée) que le livre est un phénomène récent en Afrique, alors qu’il remonte à l’époque égyptienne et peut-être même avant. Le patrimoine est millénaire et dépasse les géographies du présent. Toutes les cultures s’influencent les unes les autres. Bien que la colonisation ait écrasé de nombreuses expressions culturelles, elle est aussi un héritage, évidemment difficile, qu’on ne doit plus repousser. On doit ceci dit aller toujours plus loin en regardant ces dizaines d’opportunités, d’espaces, de catalogues. Il faut cultiver la curiosité. Dans mon métier, j’essaie modestement de ne pas aller à rebrousse-poil de cette histoire, de ne pas m’enfermer dans ma cloison française, et d’aller de l’avant.
Peut-on dire que la langue française favorise l’ouverture sur ces autres cultures littéraires ?
Raphaël Thierry : Bien sûr, la langue française est lue et écrite différemment dans énormément d’espaces. Elle est un point de connexion et de traduction. Au Maroc notamment, les corpus se développent en arabe et en français. Il s’agit de passerelles très importantes, qu’il faut observer. Il faut travailler la proximité, en se parlant entre acteurs du livre pour voir comment faire circuler les œuvres, les droits. Le travail avec les traducteurs et les éditeurs est essentiel. Et puis les auteurs n’ont pas envie d’être enfermés dans un seul pays d’édition. Ils veulent aller toujours plus loin pour explorer de nouvelles opportunités. Chaque pays a ainsi sa richesse à offrir.
Avez-vous eu l’occasion de rencontrer des éditeurs marocains ?
Raphaël Thierry : J’ai pu rencontrer des éditeurs que je connaissais de réputation, certains déjà via des collaborations, et d’autres que je ne connaissais pas, durant la master class à laquelle j’ai été invité par le Pôle livre et médiathèques de l’Institut français du Maroc (IFM) et grâce à l’efficace supervision de Catherine Laulhère au mois d’avril dernier à Marrakech. Notamment les éditions En Toutes lettres, qui effectuent un travail formidable à Casablanca. Également les éditions Virgule, Onze, Le Fennec, du Sirocco, les éditions Tarik, La Croisée des Chemins… J’ai découvert le beau travail graphique et patrimonial des éditions Malika autour de l’art dans les villes, le travail très engagé des éditions Le Sélénite. Tous sont des patrimoines vivants. Dès que l’on commence à creuser, on se rend compte à quel point on était ignorant auparavant. J’ai été invité au Salon International de l’Édition et du Livre (SIEL), et j’ai hâte de reprendre ce dialogue avec les éditeurs.
Quelles sont les perspectives pour agence littéraire au Maroc ?
Raphaël Thierry : Il y a de possibles projets de traduction d’auteurs d’Afrique sub-saharienne. Ils gagneraient à être davantage lus au Maroc, par exemple un projet développé avec l’auteur béninois Stephens Akplogan autour de l’écrivain malien mythique, Yambo Ouologuem qui a écrit un livre majeur s’appelant Le Devoir de violence. Je suis en discussion avec des éditeurs autour d’un roman biographique, en vue de contribuer à une forme de réhabilitation d’une mémoire oubliée autour de sa vie. Je représente également un auteur du Sud Soudan – Arthur Gabriel Yak – qui a écrit en arabe un formidable roman qui s’appelle Le jour où Azraël s’est suicidé. Il y a peu, nous avons participé à la publication d’un essai sur le harcèlement dans le milieu universitaire en France. Les questions de littérature féministe m’intéressent aussi… Ces questions sociétales sont universelles, aucun pays n’est épargné par ces enjeux de libération de la parole, et je pourrais avancer sur ces sujets au Maroc en travaillant à trouver des perspectives avec des maisons d’édition, selon la disponibilité des droits des ouvrages concernés.
L’agence littéraire Astier-Pécher (Pierre Astier et Laure Pécher) représente égaalement les droits de Mohamed Leftah et je représente au sein de l’agence Asmaa Lamrabet à travers les éditions En Toutes Lettres. Elle tient un discours essentiel sur la place des femmes dans l’Islam moderne. Elle amène chacun à réfléchir car sa pensée est universelle.
J’ai pris contact avec les maisons d’édition qui m’ont proposé des livres durant la master class. Je les lis et réfléchis à ce qu’on pourrait arriver à faire. Au-delà des perspectives, et dans certains plaisirs de lecture, il y a peu, j’ai lu le livre Tihya de Nadia Chafik, aux éditions des femmes, représentées en France par l’excellente Julie Finidori. Il y a bien d’autres autrices et auteurs de cette trempe. Je pourrais, je l’espère, être amené à les représenter, à leur trouver des traductions, et participer à ce qu’ils soient mieux connus dans le monde. Le Maroc est un territoire littéraire formidable.
Selon vous, quelles sont les forces et faiblesses du secteur du livre au Maroc?
Raphaël Thierry : J’ai un regard extérieur et je ne suis pas un spécialiste du marché du livre au Maroc. J’ai cependant perçu des problématiques, similaires à bien d’autres pays, au Nord et au Sud, lors des échanges avec les participants de la master class. Il existe des besoins en formation à l’édition, au droit en général, notamment aux droits d’auteurs et à la notion de contractualisation des droits. Ont été mentionnés les outils avec lesquels travaillent les éditeurs, et aussi les sempiternelles questions de diffusion et de distribution dans des espaces et régions où la structuration et la circulation ne sont pas toujours évidentes. Il y a des questions douanières, avec une complexité différente selon les pays, et aussi la question du poids des marchés. Le marché du livre français a aussi tendance à écraser les autres marchés en langue française. Ce n’est pas inéluctable, il existe déjà des collaborations entre éditeurs français et marocains, concernant les cessions de droits. Je reste toujours positif car il y a des projets qui se multiplient autour de la bibliodiversité, des coéditions, publications et collaborations internationales, notamment à travers le réseau animé par l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants, et notamment les éditions du Sirocco, En Toutes Lettres, etc. Il y a aussi la question du cloisonnement – relatif – entre la langue arabe et la langue française et de la traduction entre les deux langues. Ce n’est pas si simple de définir l’intérêt du lectorat pour une langue donnée. La relation entre libraires et éditeurs est à évoquer également, ainsi que la question des associations professionnelles et de la manière dont elles se connectent avec à la fois les lecteurs, les pouvoirs publics, les professionnels, les éditeurs et les libraires, sur place et parfois à l’étranger.
Le coût du livre est un frein très réel, particulièrement dans les pays du sud, mais s’arrêter à cela serait une erreur : l’envie de lire est toujours présente. Un livre qui va vers des lecteurs les trouvera toujours, et le prix sera plus faible si le volume de vente est plus élevé.
Il est tout aussi important que le marché du livre marocain reste connecté au monde du livre à l’étranger. Il y a le sujet des prix internationaux et de la présence des éditeurs marocains, comme par exemple les éditions Le Fennec qui ont récemment obtenu le prix Orange du livre du prix en Afrique, pour le roman de Youssouf Amine Elalamy, C’est beau la guerre. Durant les échanges à la master class de Marrakech, Ange Mbelle, distributrice camerounaise de livres à travers l’Afrique de l’Ouest, le Maghreb et l’Afrique centrale, semble avoir eu une connexion avec les éditeurs, comme si les uns et les autres n’attendaient que ça, que la connexion se fasse. Il s’agit d’un possible tremplin, d’une ouverture.
Au Maroc les professionnels ne se sentent pas limités dans les possibilités. Même s’il y a de réelles limites économiques, ils construisent des choses. Des catalogues complètement nouveaux apparaissent. Les lectorats sont toujours un enjeu dans la mobilisation. Il faut y croire ! J’ai été très heureux de retrouver les éditions Sarrazine & Co ou les éditions Les Colonnes, qui ont toutes deux une librairie. Elles font un travail de sensibilisation permanente auprès de leurs lecteurs. Ce sont des patrimoines et des passerelles. L’enjeu c’est de se dire : la richesse est là, les lectorats sont toujours à cultiver, et l’engagement des professionnels est indiscutable. On voit que les choses progressent même si les difficultés sont omniprésentes. Ces professionnels n’attendent personne pour avancer et cela se sent.
Vous arrive-t-il d’avoir un coup de cœur pour une œuvre et un auteur, et de réaliser qu’il est en inadéquation avec le marché?
Raphaël Thierry : Presque tout le temps. À chaque fois j’imagine que les choses vont démarrer très vite, et puis finalement cela prend beaucoup plus de temps. Parfois il y a une ouverture et c’est à nous d’être assez sensible à ce moment-là pour rebondir et alerter un éditeur. Plus on parle avec les professionnels qui connaissent le mieux leur marché, plus notre sensibilité peut être affutée pour amener les bons livres au bon moment aux bonnes personnes.
Est-ce qu’un agent littéraire cultive la nostalgie de ne pas être un auteur?
Raphaël Thierry : J’ai eu une vie d’auteur universitaire qui parlait déjà des livres écrits par d’autres, donc je n’ai jamais eu ce complexe de l’écrivain. J’aime beaucoup l’idée de l’agent-médiateur qui fait l’intermédiaire, qui participe à créer des liens et des passerelles. Je suis heureux de me dire que la question des droits du livre et des droits d’auteurs est cruciale dans l’existence des œuvres et doit passer par un contrat. Plus il y aura de clarté, et de respect des contrats, mieux le livre sera traité. Mieux les éditeurs, les auteurs et plus globalement le marché du livre se porteront bien.
Propos recueillis par la Maison du livre – Mai 2022