Samar Hoballah – Librairie Al Mouggar Livres
Samar Hoballah, femme de terrain au solide bon sens, nous explique comment la librairie Al Mouggar, affaire gérée par plusieurs membres de la famille, permet l’accès à un important stock de livres aux habitants d’Agadir et des régions du Sud du Maroc.
Également acteur associatif engagé, elle explique ce qui ne va pas avec la chaîne du livre au Maroc, et ce qui reste à faire.
Comment êtes-vous devenue libraire ?
Samar Hoballah : Je me suis véritablement plongée dans le métier du livre juste avant le départ de deux de mes enfants pour leurs études en France. J’ai préparé ce changement de vie un an avant leur départ, en allant travailler de temps en temps à la librairie que gérait mon époux Charif Hoballah. En fait, c’est lui qui était libraire à l’origine. Son père, qui travaillait au Sénégal, est décédé alors que Charif faisait ses études au Maroc. Ainsi, Charif a dû partir au Sénégal pour y travailler. En 1984. Nous sommes revenus au Maroc, et c’est à ce moment là qu’il a pris la gérance de la Librairie Al Mouggar Livres qui avait été crée en 1983 par son frère Camille. Charif est maintenant à la retraite, mais il gère la partie administrative de la librairie, et moi je gère la librairie au quotidien depuis maintenant dix ans. Notre fils Aïmane, qui est ingénieur en informatique de formation, a intégré la librairie il y a deux ans et nous l’encadrons avant de nous retirer complètement. Notre fils aîné Hayssam a lancé le site de vente en ligne, et Aïmane s’en occupe maintenant. Dans ma famille, mon oncle et mon grand-père maternels étaient libraires, ainsi que le frère et associé de mon époux, Camille Hoballah, qui dirige éditions Afrique Orient et les Editions Atlassi à Casablanca, et auparavant à la tête des éditions Atlassi.
Comment répondez-vous aux besoins de vos clients dans votre librairie ?
Samar Hoballah : Pour le moment nous n’avons pas de concurrence véritable, mais cela devrait venir. Pour rester leader nous essayons de nous améliorer et de répondre au mieux aux demandes des clients en proposant un choix varié. Nous suivons les nouvelles publications. Nous avons un stock très important et éclectique. Le mot d’ordre de mon mari est le plus de choix possible pour que le client trouve dans notre librairie ce dont il a besoin. C’est très lourd, car un livre qui reste sur un rayon plus de six mois représente une perte.
En tant que trésorière de l’Association des libraires indépendants du Maroc (ALIM) et administrateur de l’Association internationale des libraires francophones (AILF), je suis en contact avec de nombreux libraires, et dans nos discussions je me rends compte que nous stockons beaucoup trop. Nous essayons depuis que notre fils Aïmane a installé le nouveau logiciel de gestion de stock, de maîtriser au mieux nos commandes et réassorts.
Dans le cas où un client nous demande un livre indisponible chez nous, nous contactons le fournisseur et nous recevons le livre sous deux-trois jours en principe. S’il n’est pas disponible, il faut le commander et l’attente peut être assez longue, entre 3-4 semaines, voir 2-3 mois. La vente au comptoir reste plus forte que sur le site web. Celui-ci a demandé beaucoup de travail à sa création en 2002. Les ventes du site étaient timides au départ. Depuis qu’Aïmane s’en occupe, les commandes clients sont en hausse, nous livrons même à l’international. Notre première cliente Web est de Tanger et nous est fidèle depuis la création du site.
La librairie est composée du rayon français qui représente en moyenne 60%, du rayon arabe et d’un rayon papeterie. Nous proposons également un large choix de livres en berbère, anglais, espagnol….
Qui sont les clients de votre librairie ?
Samar Hoballah : Nous avons bien entendu une majorité de clients d’Agadir. Mais pendant le confinement dû au COVID, nous n’avons fermé que trois semaines. De nombreux touristes étrangers qui sont restés bloqués à Agadir. Ayant épuisé leur stock de livres ramenés avec eux, ils sont venus dans notre librairie et ont été très surpris de voir le choix proposé. Pendant les vacances, les marocains qui résident à l’étranger nous rendent visite, ou encore des gens des régions du sud d’Agadir et même de Rabat. Nous avons droit à des compliments concernant le choix et la diversité de nos rayons. Une cliente nous a même dit que nous étions la FNAC d’Agadir, ce qui m’a fait immensément plaisir. Je suis cependant consciente que ce n’est pas aussi bien agencé que la FNAC.
Nos autres clients sont les collectivités locales, les universités…
Il faut aussi dire que la vente du livre scolaire représente une part importante du chiffre d’affaire.
Il y a une évolution très positive au sein des familles marocaines de la classe moyenne, avec des parents qui viennent avec leurs enfants pour que ces derniers se mettent à lire. Le critère de choix est cependant le prix, ils s’intéressent aux éditions d’importation de fin de séries, qui permettent de proposer des livres moins chers.
Organisez-vous des rencontres littéraires ou signatures ?
Samar Hoballah : Nous en avons organisées avant la crise du COVID. Au dernier Salon International de l’Edition et du Livre (SIEL) de Casablanca, j’avais pris de nombreux contacts pour organiser des rencontres littéraires avec des auteurs. Rien n’a pu se faire finalement. Malheureusement le Covid a tout stoppé.
La culture peine à percer à Agadir. Ceci dit, je ne perds pas espoir.
Vous avez des projets pour le futur ?
Samar Hoballah : Nous avons dû mettre en attente notre projet de librairie sur trois niveaux avec la crise sanitaire. Elle est déjà prête et construite. Elle se situe dans le nouveau centre : le quartier Al Houda. Ce projet a été pensé par mon mari et moi-même car nous avons constaté que le quartier où nous sommes se dépeuplait et que de nouveaux quartiers se construisaient. Il fallait donc faire un projet dans ce nouveau quartier. Plutôt que d’ouvrir la nouvelle librairie, nous avons préféré préserver notre trésorerie pendant la crise sanitaire, pour soutenir la librairie Al Mouggar. C’est notre fils Aïmane qui sera le gérant de cette nouvelle structure.
Quel est votre avis sur la chaîne du livre au Maroc ?
Samar Hoballah : Nous avons un gros problème au niveau de la chaîne du livre car des distributeurs ne se limitent pas à leur rôle, et vendent directement au client final, notamment aux écoles. Nous avons pu en faire les frais cette année avec un distributeur et libraire de Casablanca. Il a livré la totalité des livres et des fournitures de tous les élèves d’une école. Je pense qu’il y a une déontologie à respecter. A chacun de faire sa part dans le respect de l’autre, et je ne parle pas que pour moi. C’est un fait que la librairie Al Mouggar est la plus ancienne à Agadir et dans la région Sud, mais il existe des plus petites structures qui doivent pouvoir travailler elles aussi. Je suis allée, avec le président de l’ALIM à la délégation de l’éducation, à l’académie régionale de l’éducation et à la wilaya. Personne n’est intervenu car il fallait des preuves. Bien que ce distributeur et libraire ait expliqué qu’il avait vendu aux parents d’élèves et non à l’école, j’ai pu avoir les devis qu’il avait établis au nom de l’école. Pour couronner le tout, il a débauché un de mes employés. Tout le monde peut gagner sa vie, mais il faut être correct avec les autres et soi-même et ne pas être dans la concurrence déloyale.
Mon engagement associatif avec l’ALIM en tant que trésorière et l’AILF en tant qu’administrateur va dans le sens de la mise en place d’une régulation du métier. Avec l’ALIM et le soutien de l’Institut français du Maroc (IFM), nous avons entamé une enquête de terrain dans la continuité de ce qui avait été initié avec l’AILF, qui m’avait demandé de référencer la vingtaine de librairies véritablement professionnalisés au Maroc, pour que l’on puisse « labéliser » ces librairies. En effet, des points de vente de livres s’organisent de façon occasionnelle pendant la rentrée scolaire. Le reste de l’année, ces points de vente opportunistes vendent d’autres catégories de produits, parfois même des gâteaux à l’occasion du ramadan. Les pseudo-librairies ne devraient pas pouvoir postuler et bénéficier des avantages et des aides nationales, normalement attribués aux librairies professionnelles.
Ce référencement des librairies est ouvert aux librairies francophones, selon la réussite du projet, mais pourrait être étendu aux librairies arabophones. Ce n’est pas forcément simple de réaliser cette enquête. Nous aurions souhaité un appui de la part du Département du livre du ministère de la Culture. Le ministère accorde des subventions pour aider le secteur du livre, parfois des sommes assez conséquentes. Malheureusement, il arrive que ces subventions ne soient pas accordées à bon escient.
Notre gros souci est que certains distributeurs ne sont pas assez réactifs, et les commandes peuvent trainer des mois. Tous les libraires que j’ai eu l’occasion de rencontrer sont préoccupés et souffrent de cette lenteur qui se répercute négativement sur le service client. Bien qu’on m’ait promis que les choses allaient s’améliorer d’ici fin février, nous sommes dans un questionnement sur l’avenir de l’approvisionnement auprès de ces distributeurs. Auparavant on commandait, et le lendemain nous recevions les livres. Actuellement c’est beaucoup plus long, ce qui nous fait perdre des clients qui se tournent vers d’autres points d’achat.
Aujourd’hui, nous nous inquiétons aussi du fait que des distributeurs puissent livrer directement au client final, y compris via des sites web. Nous nous inquiétons également d’une nouvelle concurrence, comme le site web Qitab.ma, qui est porté par le magazine TelQuel. Au départ, seules des parutions maghrébines devaient être vendues, mais aujourd’hui les livres importés le sont aussi. J’ai testé leurs services et effectivement j’ai été livrée le lendemain matin avec une commande faite à 17h00 le jour précédent. Ils détiennent donc un stock important.
La copie du livre est une grosse problématique qui dessert le libraire. À Inezgane qui se situe à une douzaine de kilomètres d’Agadir, à Rabat, à Tanger pour ne citer que ces villes, existe un très important trafic de copies de livres. Les best sellers et les titres les plus demandés y sont copiés. La copie est non seulement illégale, mais elle nuit à la chaîne du livre dans son ensemble. Je pense que les éditeurs à l’étranger pourraient envisager de faire des prix spéciaux pour ces pays où le pouvoir d’achat est plus faible.
Une note positive sur le secteur du livre au Maroc ?
Samar Hoballah : A mon sens, le secteur du livre va se complexifier de plus en plus, mais on doit garder le moral. Il faut toujours rester optimiste, avec le temps nous devrions y arriver. Cependant, les distributeurs doivent réaliser que les libraires sont leurs partenaires privilégiés. Ils se doivent de les épauler dans l’intérêt général, car s’ils sapent nos fondations, c’est leurs propres fondations qu’ils vont saper in fine. Durant le confinement, un de nos distributeurs, la Sochepress, s’est mis à livrer le client final mais a été finalement attentif et à l’écoute et a tout arrêté. Cependant, et pour utiliser une expression un peu populaire, attention à ne pas sortir par la porte pour revenir par la fenêtre…
Propos recueillis par la Maison du livre – Février 2022