Stéphanie Gaou – Librairie les insolites
Stéphanie Gaou a bien cheminé avant de devenir libraire indépendante à Tanger. Cette carrière au milieu du papier comme support à la création est une évidence, chacun de ses pas l’ayant menée vers cette auto-réalisation, qui ne supporte aucun compromis à la beauté de son métier.
Dans le plus grand respect du livre…
Comment êtes-vous devenue libraire ?
Stéphanie Gaou : J’ai appris à lire à l’âge de cinq ans. Ma grand-mère m’achetait des livres dans la boutique du quartier où nous habitions à Cannes. Nous allions aussi le samedi à la librairie généraliste « La Sorbonne », un des rares endroits où ma grand-mère ne me disait pas « non » pour acheter quelque chose. C’est elle qui m’a éduquée. Elle n’était pas particulièrement lectrice, mais les livres étaient partout dans la maison.
Ma grand-mère avait un esprit bohème et artiste, et vivait dans la mémoire de son père, qui avait été artiste peintre et fresquiste pour Jean Cocteau. Nous vivions dans son ancien atelier, avec de nombreux tableaux aux murs. J’ai grandi entourée de papier sous toutes ses formes, de fascicules de théâtre, de partitions de piano, de magazines, d’estampes. Nous allions aussi au cinéma, au théâtre, nous avions une vie artistique sociale assez forte, mais marginale, ce que je n’appréciais pas étant petite. Assez vite, j’ai compris que j’étais en fait privilégiée. C’était dans les années 80, moment où on découvrait la consommation. Ma grand-mère détestait cela, la trouvant abrutissante. Nous étions à contre-courant. Tout cela a déterminé mon idée de la librairie et de la célébration du papier. J’étais rebelle et bonne élève à l’école. Je trouvais dans les livres des choses que je n’arrivais pas à comprendre dans la vie réelle.
Je ne suis pas libraire de profession, mais professeure. J’ai fait un baccalauréat A et j’ai suivi deux cursus en études de lettres et civilisations étrangères, en anglais et en russe. Pour des raisons personnelles, j’ai dû arrêter mes études. Je me suis alors mise à travailler en donnant des cours dans une école privée, alors que mon rêve était de devenir traductrice. Puis j’ai travaillé à Nice dans l’édition, à Toulouse comme directrice d’une revue « branchée », et enfin à Monaco en tant qu’attachée de presse.
J’ai découvert le Maroc en 1999. Au fil des voyages est né ce projet de créer un lieu autour du livre à Tanger. La librairie Les Colonnes existait, mais elle n’était pas véritablement active. Pour moi une librairie se doit d’être vivante, lumineuse et changeante. Je suis donc venue m’installer à Tanger en 2004, et j’ai trouvé ce local, dans l’idée de célébrer le livre, en organisant des rencontres avec les jeunes auteurs, et aussi d’en faire un lieu de promotion des jeunes artistes à travers leurs travaux de dessin, photographie, lithogravure, ou collage.
Par ailleurs, dans ma librairie, les livres sont mis en avant comme des oeuvres d’art, c’est aussi cela la particularité des insolites. J’essaie de faire refléter ma personnalité. Aujourd’hui au Maroc, on constate que de plus en plus d’événements sont organisés dans les librairies, mais les libraires sont en général effacés, ne présentent pas leurs auteurs. Pourtant c’est la personnalité du libraire qui fait une librairie indépendante. Les livres, in fine, sont les mêmes partout.
Comment répondez-vous aux besoins de vos clients dans votre librairie ?
Stéphanie Gaou : Nous avons un service de commande quand il s’agit d’une commande précise. Une personne qui entre dans un lieu nommé « les insolites » doit accepter de se laisser surprendre par une sélection un peu moins habituelle qu’ailleurs, avec des maisons d’édition moins connues, des ouvrages plus originaux, et des oeuvres d’art. Pour ma librairie, j’adhère à ce qui est écrit dans l’extraordinaire livre de Mark Forsyth Incognita Incognita, ou le plaisir de trouver ce qu’on ne cherchait pas. Certains clients entrent sans trouver ce qu’ils veulent. C’est le travail du libraire de faire découvrir et de révéler des désirs et envies que le client ne savait pas avoir.
En tant que libraire, je ne peux pas avoir toutes les références, d’autant que la librairie ne fait que 80m2, mais je peux faire une sélection personnelle. Dans mon équipe tout le monde lit, c’est la base de notre métier, et c’est prioritaire sur la comptabilité, le recouvrement, le stockage.
Un livre n’a pas de carte d’identité. Je mets en avant les livres quand ils sont bons.
Par ailleurs, je ne maîtrise pas l’arabe donc je préfère ne pas trop en présenter. Les insolites est une librairie francophone et anglophone essentiellement, puisque ce sont des langues que je maîtrise. J’évite de cumuler du stock de livres que je ne sais pas vendre. J’essaie d’acheter le plus intelligemment possible. Tous nos livres finissent par être vendus.
Qui sont les clients de votre librairie ?
Stéphanie Gaou : Il n’y a pas de profil particulier. Je dirais les curieux, ceux qui n’ont pas peur d’entrer dans une boutique où seul est écrit « Ouvert du lundi au samedi ». On comprend vite quand on voit les livres. J’ai de nombreux clients qui habitent ailleurs au Maroc, et qui nous suivent sur les réseaux sociaux. Nous faisons des sélections et nous envoyons des colis.
Nous ne vendons pas le livre scolaire, car il n’attire pas les lecteurs. C’est mon choix, car pour moi, ce n’est pas le même métier que celui que je veux faire.
Organisez-vous des rencontres littéraires ou signatures ?
Stéphanie Gaou : Bien sûr, je pense avoir été une des premières à l’avoir fait au Maroc. Tout le monde a suivi depuis, et tant mieux. Avant le covid, j’organisais une à deux rencontres et une exposition par mois. J’ai aussi organisé des concerts devant la boutique, dans la rue. La crise du Covid a mis un coup de frein aux expositions notamment, car ma clientèle vivant entre l’Espagne, l’Angleterre, la France et le Maroc a pour beaucoup quitté le Maroc. Par ailleurs, je suis moins indispensable qu’avant pour les jeunes artistes, car de nouveaux lieux ont ouvert.
Vous avez des projets pour le futur ?
Stéphanie Gaou : Pour le moment c’est encore flou. J’axe mon travail sur le livre surtout. Il serait envisageable d’ouvrir d’autres librairies dans d’autres villes au Maroc, mais je suis en recherche de sens. Il faut que la librairie apporte quelque chose à un écosystème. Je ne veux pas perdre de vue ce qui m’anime depuis le début, c’est à dire l’originalité. Il y a de plus en plus de lieux qui ouvrent et qui font aussi des choses très bien.
Il faut également rester à la page des révolutions du numérique. Cela dit ChatGPT ne pourra jamais lire à ma place et exprimer ma sensibilité. Il y aura toujours des gens attirés par la technologie, même quand elle ne fait pas sens. Pour moi c’est une autre proposition, qui a cependant changé le marché. C’est indéniable.
Par ailleurs, je suis amenée à aller en France assez souvent. A partir de 2022 je suis devenue jury du prix Livres Hebdo car j’ai été lauréate du prix Livres Hebdo et élue meilleure librairie hors de France en 2021. J’ai donc participé en avril dernier en tant que membre du jury.
J’ai aussi une sorte de partenariat avec la librairie parisienne « La Petite Egypte ». Elle organise régulièrement un festival avec un collectif d’éditeurs et de libraires indépendants. J’y donne des conférences. Cela permet de parler du métier de libraire au Maroc.
Le retour en France n’est pas à l’ordre du jour, pour plusieurs raisons. J’estime qu’il y a suffisamment de librairies originales en France. 140 librairies ont été ouvertes en France en 2022. Même quand le livre est en crise en France, il reste un objet de consommation, de curiosité, de culture et de savoir.
Quel est votre avis sur la chaîne du livre au Maroc ?
Stéphanie Gaou : Je ne sais pas ce que ça veut dire au Maroc, puisqu’on a des éditeurs qui se prennent pour des libraires ou grossistes, des libraires pour des importateurs, des grossistes qui vendent en direct aux écoles, et la liste est longue des aberrations.
On peut continuer d’organiser des workshops avec les différents intervenants, mais tant que les pratiques de chacun ne seront pas vertueuses, cela ne pourra pas marcher. Ce sont toujours les mêmes qui survivent et pratiquent l’abus.
Je connais des maisons d’édition tout à fait honorables qui survivent en respectant la chaîne du livre, ainsi les éditions En Toutes Lettres, du Sirocco, et Le Sélénite. La Croisée des Chemins reste une référence, mais ce n’est pas si qualitatif que cela. Pour moi le marché du livre reste balbutiant au Maroc. Les maisons d’édition publient beaucoup sur la base du copinage, les écrits ne sont pas relus, ce qui donne des textes indigents.
De plus les auteurs ne sont pas toujours bien payés. Tous le disent, ils se retrouvent à supplier pour obtenir leurs droits d’auteurs.
Une note positive sur le secteur du livre au Maroc ?
Stéphanie Gaou : Depuis quelques années, j’ai l’impression que le livre redevient un sujet de conversation et d’intérêt, le public cherche un livre qualitatif.
Nous avons annuellement quelques beaux moments autour du livre, avec le Salon International du Livre et de l’Edition (SIEL) à Rabat, et le tout nouveau Festival du livre africain de Marrakech (FLAM) créé cette année par Mahi Binebine.
Il faudrait que les pratiques changent pour répondre à cette demande, il faut se débarrasser des méthodes des filous qui sont aux commandes, qui se comportent comme des petits boutiquiers. Le livre est un bel objet, et les pratiques de ceux qui les vendent doivent être tout aussi belles.
Il y a quelques jours, j’ai lu les deux livres édités chez Le Sélénite, des jeunes auteurs Safaa Amrani et Ahmed El Falah. Leurs textes sont beaux, pas prétentieux, ça se tient. Les éditions En Toutes Lettres travaillent avec les jeunes également. On voit cette population, auparavant ensommeillée, reprendre son pays en main en écrivant des choses importantes, en en faisant un sujet de littérature. C’est très positif.
Propos recueillis par la Maison du livre – Mars 2023