Yasmina Naji – Kulte éditions
Philosophe de formation, Yasmina Naji trace sa route et bâtit des projets ambitieux et pluralistes autour d’idées en lien avec les sciences humaines, l’art contemporain au Maroc, en Afrique et dans le monde arabe. Ses livres suivent une ligne éditoriale claire, lui permettant de multiplier les partenariats avec des organismes et institutions qui vont dans le sens de sa vision.
Comment est née votre relation au livre ?
Yasmina Naji : : Une relation très intime qui remonte à l’enfance, et à ces moments de lecture privilégiés avec ma mère.
Parlez-nous de votre parcours ?
Yasmina Naji : Assez classique, puisque j’ai eu un parcours universitaire en philosophie politique et éthique à la Sorbonne, Paris IV. Plusieurs années pendant lesquelles j’ai lu les classiques de la philosophie occidentale, des ouvrages assez peu accessibles. Des années pendant lesquelles la littérature m’a énormément manquée. C’est dans un second temps que je me suis inscrite en master spécialisé en édition, et plus précisément en direction éditoriale. C’est une formation qui m’a permis de changer de perspective sur le monde de l’édition, le rendant plus accessible. Parallèlement, et jusqu’en 2013, date de création de Kulte, je me suis consacrée à un doctorat en philosophie morale et politique (que je n’ai finalement jamais soutenu).
Quelle est la proportion de livres que vous éditez en français et en arabe ?
Yasmina Naji : D’abord, je tiens à avouer notre passion pour le bilinguisme (voire le trilinguisme). Ce, car nous percevons les langues comme des véhicules de transmission d’idées et d’émotions essentiels mais également différents les uns des autres. Ainsi, même si l’arabe et le français restent nos deux principales langues de publication, il nous arrive également de publier en anglais et nous sommes ouvert à d’autres langues. Par exemple, si un texte a été originellement écrit en japonais ou en amazigh, nous pourrions le publier dans sa langue originale, au côté de sa traduction en langue arabe. L’idée première étant de rendre accessibles en langue arabe, de nombreux contenus à un large public. C’est d’ailleurs pourquoi le poste de Responsable des Editions en langue arabe a été créé au sein de la maison d’éditions. Nous avons constaté empiriquement que dans notre pays, l’accès au livre était limité par le prix et la langue (souvent autre que l’arabe).
La question des langues de publication est également liée à celle des lieux de distribution que sont les librairies. Bien que ces dernières proposent des livres en plusieurs langues, elles restent toutefois spécialisées, avec un major en français ou inversement en arabe. Ainsi, lorsque l’on publie en arabe, les réseaux de distribution sont souvent différents des réseaux établis pour des publications francophones. Les lignes éditoriales et les choix d’ouvrages proposés par ces librairies sont également différents.
Aujourd’hui mieux installée dans les librairies francophones, Kulte Editions souhaite renforcer sa présence dans les librairies arabophones et sur les salons du livre des pays arabes. Et le fait que notre centre d’art déménage bientôt en médina nous permettra également d’ouvrir une librairie mixte ayant accès à un public majoritairement arabophone.
Où peut-on se procurer vos ouvrages ?
Yasmina Naji : Un peu partout en librairie, dans les plus grandes villes, mais également en ligne avec livremoi.ma. Une distribution que nous gérons directement en l’absence de distributeur adapté. À l’international par contre, nous avons depuis 2015 un très solide réseau de distribution avec deux distributeurs dont nous sommes très satisfaits, Les presses du réel et Idea books mais qui ne couvrent malheureusement pas les pays arabes et le continent africain où les enjeux de distribution restent encore complexes.
Combien de livres éditez-vous ?
Yasmina Naji : Nous éditions en moyenne quatre à cinq livres par année. Majoritairement édités entre 500 et 2000 exemplaires selon qu’il s’agit d’un livre d’artiste, de poésie ou d’un manifeste. En février nous avons réédité Super Oum (l’un de nos bestsellers) grâce au soutien de l’Ambassade de Suisse au Maroc, et nous sommes actuellement en bouclage d’un Guide des bonnes pratiques en jardinage écologique, en partenariat avec l’école de Jardinage du Bouregreg et la FUNCI, et d’un recueil de nouvelles soutenu par la Fondation CIH. Wanderlust, un livre sur les dessins de l’artiste Soufiane Ababri est actuellement sous presse et nous lançons très bientôt une revue féministe intitulée TAMO grâce au soutien de l’Institut français du Maroc.
Le succès de certains de nos ouvrages prouve sans nul doute l’intérêt du public pour certains champs spécifiques de la culture. Je pense en particulier à l’ouvrage La septième porte, de Ahmed Bouanani, aujourd’hui épuisé mais que toutes les librairies continuent de nous demander. Nous cherchons actuellement des fonds pour le rééditer.
Comment choisissez-vous les livres qui seront édités ?
Yasmina Naji : Notre ligne éditoriale est portée par les idées que nous défendons autant sur le plan philosophique, libéral, qu’artistique. Elle est intimement liée aux libertés individuelles et à l’engagement. Ensuite interviennent évidement la forme, le genre littéraire et les rencontres. Parfois, même le hasard peut conduire à un projet, comme ce fut le cas du manifeste King Kong Théorie de Virginie Despentes, que nous avons traduit et édité en langue arabe. C’est en souhaitant acquérir l’ouvrage en langue arabe que j’ai découvert qu’il n’avait jamais été traduit. C’est ainsi que le projet est né.
Si nous sommes généralement à l’origine des choix de projets que nous éditons, c’est également car trop peu de manuscrits nous sont soumis. Et lorsque cela arrive, bien que nous prenions le temps de les lire, nous constatons souvent qu’ils ne s’inscrivent pas dans notre ligne éditoriale.
Recevez-vous de l’aide ?
Yasmina Naji : Fort heureusement, la structure est très soutenue, ce qui permet de garantir des publications de qualité à des prix moindres. Notre principal bailleur de fond est l’Institut français du Maroc, un soutien essentiel à de nombreux acteurs de la scène de l’édition au Maroc. Mais nous sommes également soutenus par le Fond arabe pour les arts et la culture (AFAC) et la Direction du Développement et d la Coopération Suisse dans le cadre du NACP program. Le centre d’art est quant à lui également soutenu par le Ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication. D’autres bailleurs de fonds interviennent également de façon plus ponctuelle. L’ouvrage Dieu va ouvrir la mer, a été soutenu par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et la Fondation euro-méditerranéenne pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (FEMDH).The lion’s share, par la Fondation AJIAL, etc.
Un travail de fundraising qui prend beaucoup de temps en ce qu’il nécessite d’établir une stratégie de levée de fonds adaptée à chaque projet, puis de nombreux rapports narratifs et financiers.
Qu’est-ce que les éditeurs attendent d’une politique pour le livre ?
Yasmina Naji : Nous attendons une politique structurée, ouverte à tous, et qui s’inscrive dans une volonté réelle de l’Etat de soutenir les métiers de l’édition. Tous les pays qui ont un secteur de l’édition fort et solide ont une politique du livre construite et pensée. C’est le seul moyen de consolider ce secteur encore très fragile. Un incubateur aux métiers de l’édition serait nécessaire.
Au Maroc, peut-on parler d’industrie du livre ?
Yasmina Naji : Il n’y a aucune raison de ne pas parler d’industrie du livre à partir du moment où il existe des éditeurs / entreprises liées aux métiers du livre. Un statut juridique et fiscal adapté aux entreprises culturelles serait néanmoins un must. Une industrie qui au Maroc est encore faible car insuffisamment soutenue par L’État, qui gagnerait à la renforcer également d’un point de vue économique. Pour avancer, il faut rester positif et être force de proposition. Si je n’y croyais pas, j’aurais monté une association plutôt qu’une entreprise.
Que pensez-vous du piratage du livre au Maroc?
Yasmina Naji : Nous ne sommes pas concernés car nous éditons des livres d’art graphique plus difficiles à copier. Nous mettons autant d’efforts dans l’objet que dans les textes. Mais il vrai que le piratage reste un problème majeur pour les auteurs autant que pour les éditeurs. Seul point positif : cela souligne l’intérêt du public pour le livre.
Est-ce que la vente via les sites web est l’avenir du livre ?
Yasmina Naji : Nous ne vendons pas via notre propre plateforme web, mais certains distributeurs et les libraires le font pour nous. Je trouve cela bien qu’une personne dans un lieu éloigné puisse commander sur livremoi.ma. En France, nos livres sont essentiellement vendus en librairie via Les presses du réel. Mais nous n’adhérons pas à Amazon et à tout ce qui nuit à la chaîne du livre. Nos circuits de distribution et de diffusion sont très établis, clairs et respectueux de nos métiers.
Propos recueillis par la Maison du livre – Février 2023