Kenza Sefrioui – Editions En Toutes Lettres

La parole de Kenza Sefrioui est un débit fluide et rapide, mêlant humilité et expertise. Sa rigueur intellectuelle soutient, via la maison d’édition En Toutes Lettres et le projet «Openchabab», un ambitieux projet d’édition et de formation au Maroc, permettant au journalisme d’investigation d’exister sous forme de livres, tout en donnant un espace de liberté d’expression et de formation professionnalisante à des journalistes en début de carrière.

Comment est née votre relation au livre ?

Kenza Sefrioui : C’est fusionnel. C’est absolument vital et essentiel à mon équilibre personnel, à ma joie de vivre, et donc je n’aurais pas imaginé faire un métier dans un domaine éloigné du livre.  J’ai d’ailleurs un souvenir très précis du moment où j’ai réalisé que je savais lire : j’ai eu le sentiment d’avoir des ailes, et pour toujours. Mes parents lisaient beaucoup, il y avait toujours énormément de livres à la maison. On allait au théâtre, on me lisait beaucoup d’histoires. Le livre a été complètement central depuis bébé. Et c’est ce que je fais avec mes filles maintenant. La relation au livre se perd si on ne la transmet pas, c’est une évidence. On peut aussi la découvrir. Il y a des passeurs à tous les âges. Les enseignants ont leur rôle à jouer également.

Parlez-nous de votre parcours ?

Kenza Sefrioui : J’ai fait des études de littérature comparée, et j’ai une licence d’arabe de Langues O’ à Paris. Je suis arrivée au Maroc à 24 ans pour démarrer ma thèse sur la revue Souffles, pour interviewer ses auteurs. En parallèle, j’ai voulu faire un stage au Journal Hebdomadaire, où j’ai finalement été recrutée comme critique littéraire et donc journaliste. J’y suis restée jusqu’à la fermeture du journal en 2010. J’ai par la suite compris que ce serait difficile de travailler dans des entreprises de presse, en pleine réorganisation avec des gens qui n’étaient pas du métier, avec un recul de la liberté d’expression, et un tournant numérique donnant de moins en moins de place au journalisme d’investigation. C’est comme cela qu’avec mon mari Hicham Houdaïfa, nous avons créé en 2012 la maison d’édition En Toutes Lettres : pour pouvoir faire de l’investigation, mais sous forme de livres. En parallèle, je continue de faire des recensions de livres de littérature générale pour TelQuel, et plutôt de sciences humaines pour Economia.ma.

Nous ne faisons que des essais d’investigation journalistique et en sciences humaines. Récemment nous avons développé le pôle formation « Openchabab », pour aider de jeunes journalistes en poste à devenir des auteurs, en étant formés par des collègues et experts de notre réseau. Nous travaillons sur des ouvrages collectifs, ce qui leur permet d’écrire un chapitre entier de livre, alors que leur pratique quotidienne les contraint à ne produire que des articles avec un nombre limité de signes. Le livre leur donne un espace de liberté d’écriture beaucoup plus grand, en se frottant à des espaces plus vastes et souples. Cette liberté est d’autant plus précieuse qu’actuellement l’ambiance est sinistre et réactionnaire. Nous portons un projet humaniste, lié à la pensée critique, il est politique car nous avons besoin de lieux de débat et de conscience pour notre jeunesse. Qu’a-t-on comme modèles ?

Quelle est la proportion de livres que vous éditez en français et en arabe ?

Kenza Sefrioui : Nous publions majoritairement en français. Nous avons deux titres en arabe et un titre bilingue. Cependant nous avons un problème avec le circuit du livre de langue arabe car il est moins structuré que le circuit du livre en français. C’est une économie liée aux grandes foires plutôt qu’à un tissu de librairies. De plus, publier en français permet de faire connaître nos réalités à nos élites, plus francophones qu’arabophones, mais aussi de porter au-delà du Maroc une pensée critique et moderne émanant de notre pays. Le français étant une langue de caste au Maroc, rendre accessibles les textes en français permet enfin aux gens de se former dans une langue sans laquelle ils ne manquent pas de subir une discrimination sociale.

Où peut-on se procurer vos ouvrages ?

Kenza Sefrioui : Ils sont dans une cinquantaine de librairies marocaines dans les principales villes. Il y a peu de librairies professionnelles, mais celles-ci soutiennent et mettent en avant notre travail, en organisant des rencontres notamment.

Comment choisissez-vous les livres qui seront édités ?

Kenza Sefrioui : Il arrive qu’on nous soumette des manuscrits, mais nous commandons et initions des projets, principalement.

Combien éditez-vous de livres ?

Nous éditons trois à quatre livres par an. Nous écoulons un minimum de 1 500 exemplaires par titre, et nous rééditons quand c’est nécessaire. Par exemple, Le métier d’intellectuel, dialogues avec quinze penseurs du Maroc, de Fadma Aït Mous et Driss Ksikes (2014, prix Grand Atlas 2015), a été réédité trois fois et vendu près de 3 500 exemplaires.

Il nous arrive enfin de céder des droits, comme par exemple Islam et femmes, les questions qui fâchent, d’Asma Lamrabet (2017, prix Grand Atlas 2017), que nous avons cédé à Gallimard pour leur collection de poche Folio essais. Plusieurs de nos titres ont aussi été traduits en espagnol et en italien.

Recevez-vous de l’aide ?

Nous avons reçu des subventions de l’Institut Français du Maroc dans le cadre du Plan d’Aide à la Publication pour plusieurs de nos projets. C’est précieux mais non déterminant dans notre modèle économique. Nous avons eu une expérience avec le ministère de la Culture, mais jamais nous ne la rééditerons car nous n’avons reçu les fonds que trois ans après avoir signé le contrat malgré nos multiples relances. Il y avait absence d’interlocuteur au ministère, et il nous a fallu déposer cinq fois les pièces, avec des documents qui ne correspondent pas à la réalité de l’exercice professionnel.

Nous préférons maintenant lever des fonds pour notre projet de formation de jeunes journalistes et acteurs de la société civile, afin que les coûts de réalisation du livre se trouvent intégrés au projet. Au départ « Openchabab » a reçu une subvention de Canal France International, donc c’était gratuit pour les bénéficiaires. Nous avions un budget pour les formateurs et l’équipe de coordination. Aujourd’hui nous cherchons des fonds et nous avons relancé « Openchabab » avec un projet d’atelier de traduction des humanités arabes. Nous projetons de commencer avec une anthologie de textes marocains importants du vingtième siècle pour les traduire en français. Ils posent des questions qui restent actuelles : la place de la presse ou de la religion, le rôle des femmes, de la politique du régime…

Nous avons commencé « Openchabab » en 2014 et nous n’avons jamais été invités dans les écoles de journalisme pour présenter notre travail, du coup tous les jeunes qui viennent le font d’eux-mêmes, il s’agit d’initiatives personnelles, grâce au bouche à oreille et à la réputation que l’on a réussi à installer depuis quelques années.

Est-ce qu’on peut parler d’industrie du livre au Maroc ?

On peut en parler pour le livre scolaire, mais il n’y a pas de marché du livre de littérature générale, et il n’y a pas de porosité entre ces deux domaines. Il y a des éditeurs professionnels, il y a des libraires, mais il n’y a pas de diffuseurs, donc il y a un trou dans la chaîne. Il y a des imprimeurs qui ont une vraie expertise dans le domaine du livre, certains ont la capacité à être une force de proposition pour que les livres soient de beaux objets. Cependant il n’y a pas de lois qui encadrent le secteur, ce qui laisse la porte ouverte à des pratiques toxiques. Les librairies sont privées d’une ressource vitale quand les distributeurs vendent directement à des écoles en période de rentrée scolaire, ou à des bibliothèques publiques. Si les librairies sont affaiblies, cela limite la possibilité pour que les livres des éditeurs soient vus. Le ministère continue à distribuer des subventions à des éditeurs, mais c’est largement insuffisant car le problème est ailleurs. C’est au niveau de la législation qu’il est urgent d’agir, sinon on ne peut parler de soutien au secteur du livre. De plus, les bibliothécaires titulaires d’une licence spécialisée dans les métiers du livre sont recrutés à des échelons extrêmement bas, et finissent par aller travailler dans le domaine de la communication, beaucoup plus lucratif, et le secteur se retrouve privé de compétences nécessaires.

Un des problèmes majeurs que l’on rencontre au Maroc est aussi l’absence de solidarité des associations existantes, qui ne sont absolument pas représentatives car elles ne font pas un travail de plaidoyer au niveau des pouvoirs publics pour faire avancer collectivement notre situation. Depuis deux ans, nous sommes membres, ainsi que quatre autres éditeurs marocains, de l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants. A contrario des associations marocaines, nous y avons trouvé de la solidarité professionnelle, de vrais soutiens à la fois intellectuels, au niveau de l’échange de parcours, de tuyaux, de pistes de réflexion. Nous avons fait une HotList Maghreb qui présente les éditeurs d’Algérie et de Tunisie, qui s’est développée en une HotlList Monde arabe. C’est un exemple de valorisation de ce qu’on fait, de visibilité à l’international et d’échanges d’expériences. C’est un lieu où j’ai trouvé un épanouissement et une confraternité réelle. On n’aura pas d’industrie du livre tant que nous n’aurons pas d’intersolidarité professionnelle. Mon rayon d’espoir, c’est que j’ai l’impression que cela se débloque au niveau des libraires avec l’Association des Libraires Indépendants du Maroc. Ils sont en première ligne et donc directement menacés par les initiatives de ventes directes, de sites marchands, de structures qui se montent et dont ce n’est pas le rôle. Nous sommes dans le monde de la concurrence déloyale. Si elles arrivent à se coordonner et à faire en sorte qu’il y ait des plafonnements de remises – comme le prévoit en France de la loi Lang sur le prix unique du livre –, et qu’il soit obligatoire de passer par les librairies pour les marchés publics et scolaires, alors la régulation se mettra en place.

Que pensez-vous du piratage du livre au Maroc?

Kenza Sefrioui : La loi n’est pas appliquée alors qu’existent des dispositifs de protection de la propriété intellectuelle. Le Bureau Marocain du Droit d’Auteur ne se saisit actuellement que des auteurs qui sont enregistrés chez eux. Le piratage n’est pas nouveau, auparavant existait le photocopillage. Aujourd’hui, cela se fait via des petites unités d’impression et donc le phénomène a pris une plus grande ampleur, et est plus visible dans les centres-villes. Et surtout, le piratage du livre avec des PDF est devenu endémique. J’en reçois tous les jours. Je ne sais pas d’où ils sortent et s’ils correspondent à la version finale du livre. Certains sont des photos des pages. Cela veut dire que les gens ont pris l’habitude de recevoir gratuitement des contenus, donc on a aussi à faire un travail de sensibilisation sur la valeur du travail intellectuel.

Est-ce que la vente via les sites web est l’avenir du livre ?

Personnellement je n’achète pas sur les sites, parce que j’aime la relation à la librairie. Nous n’avons pas fait de site marchand pour nos propres publications, et nous redirigeons vers une librairie qui en a un. Le site marchand seul ne permet pas de fournir cette offre intellectuelle et culturelle, de satisfaire la curiosité des gens, d’ouvrir les horizons. Pour moi, plus grave que l’absence de librairies dans les villes, est l’absence de bibliothèques. Nous avons 600 bibliothèques publiques pour 36 millions d’habitants, et elles sont réparties dans un tiers des communes. Cela veut dire que les habitants des deux tiers des communes marocaines en sont privés. De plus le contenu de ces bibliothèques n’est pas forcément de qualité : les fonds ne sont pas toujours renouvelés faute de budget d’acquisition, et il manque de l’animation culturelle. Le véritable scandale, c’est l’absence de maillage au niveau des bibliothèques publiques, que ce soit dans les communes ou dans les écoles, car c’est là que naît le goût de la lecture. C’est là que l’on pourrait palier au pouvoir d’achat extrêmement faible de nos concitoyens.

Par ailleurs, les librairies qui fonctionnent bien sont celles qui sont animées par de vraies personnalités, des libraires qui connaissent le goût de leurs lecteurs. La situation sanitaire a permis à certaines d’entre elles de développer leur présence sur les réseaux sociaux, leur site de vente en ligne, de produire et de partager des vidéos. Je pense à La Petite librairie by Emma à Marrakech, et à la librairie Les Insolites à Tanger. Ces librairies ont été extrêmement dynamiques, et ont rayonné dans tout le Maroc. Ceci dit, la librairie, comme la bibliothèque, doivent rester un lieu de proximité pour mettre le livre à la portée de tous.

Propos recueillis par la Maison du livre – Juin 2021