Layla Chaouni – Editions Le Fennec
En écoutant Layla Chaouni, on pourrait la penser douce et résignée. Il n’en est rien, voilà une femme portée pas des idéaux, avec un goût prononcé pour la liberté, que l’on retrouve dans ses choix de titres et d’auteurs de trempe certaine. Aujourd’hui, c’est pour sa maison d’édition que Layla Chaouni se bat, notamment en se tournant vers l’audio.
Comment est née votre relation au livre ?
Layla B. Chaouni : Cela a commencé très tôt. Enfant je me sentais un peu seule, étant la sixième d’une fratrie. Le livre a été pour moi un refuge. Ma mère étant analphabète, c’est surtout l’école qui m’a donné le goût du livre. Mon père a étudié dans une école française, il était très vieille France, il s’intéressait aux classiques surtout. J’ai toujours reçu beaucoup de livres lors de mes anniversaires.
Parlez-nous de votre parcours ?
Layla B. Chaouni : Un an après ma naissance à Fès, nous avons déménagé à Rabat. Après l’école primaire Ronsard et le lycée Lalla Aïcha, j’ai fait des études de droit à Rabat. La faculté était juste en face de la maison, cela rassurait ma mère tellement stricte ! Durant mes études, j’ai travaillé dès sa création dans la revue de droit de la faculté. Après la fac, il y a eu des événements au Maroc. Il a fallu prendre position, ce n’était pas un long fleuve tranquille. Mon mari est allé en prison. À sa sortie, j’ai travaillé à Casablanca aux éditions Maghrébines.
Ces expériences m’ont permis de rencontrer les auteurs. J’ai aussi réalisé qu’il n’y avait pas d’éditeurs, plutôt des imprimeurs qui faisaient des livres, quand moi je voulais faire de la littérature.
C’est ainsi que j’ai créé les éditions Le Fennec en 1987. J’ai commencé avec de nombreux thèmes dont le droit, les femmes, et bien d’autres. La littérature n’est venue qu’après. J’ai travaillé seule pendant deux ans, puis j’ai recruté une personne à mi-temps. Ce poste est devenu un plein-temps lorsque j’ai eu plus de moyens. J’ai toujours réussi à payer mes imprimeurs, mes auteurs, les gens qui travaillaient avec moi.
Je ne voulais dépendre de personne, ainsi j’ai pu faire mes propres choix éditoriaux. D’ailleurs ces choix, notamment pour les collections, sont toujours en lien avec une actualité, par exemple la collection « Islam et Humanisme », créée après les événements du onze septembre. Il fallait faire quelque chose.
Je reste donc engagée. D’ailleurs je viens de sortir un roman graphique qui s’appelle Drôles de révolutions, qui parle des « Printemps arabes ». On vient aussi de sortir notre premier audio Les étoiles de Sidi Moumen, à l’occasion des vingt ans des attentats du seize mai 2003.
L’audio est dans l’air du temps, à la portée de tout le monde, grâce aux smartphones notamment. J’y crois beaucoup.
L’audio est une tendance ou un test ?
Layla B. Chaouni : Les deux ! C’est notre premier audio, mais j’adorerais relancer tous mes titres dans ce format, particulièrement ceux de littérature. J’ai une collection de thrillers dont j’ai vendu seulement 2000 exemplaires en huit ans. Ils n’ont pas pris une ride et ce serait l’occasion de leur donner une nouvelle vie. Je suis persuadée que cela marcherait, mais cela nécessite de gros investissements, il faut payer les acteurs, le studio d’enregistrement…
Pour le format papier, nous faisons actuellement des tirages à 500-1000 exemplaires. Avec l’audio, et surtout les ebooks, les livres vont pouvoir vivre à l’international. Nous avons pu vendre les droits de certains auteurs à l’étranger. Cela n’a pas été le cas pour tous. De plus ils sont écologiques. Je suis certaine que les audios auront du succès, ne serait-ce qu’auprès de la diaspora.
Quelle est la proportion de livres que vous éditez en français et en arabe ?
Layla B. Chaouni : Nous éditons 70% de nos livres en français, 29% en arabe, et 1% dans d’autres langues.
Tous nos livres à succès ont été piratés dans les pays arabes. Par exemple les traductions de Fatima Mernissi. Je vais donc aller sur place pour tenter d’établir des partenariats avec les éditeurs. Je l’ai déjà fait par le passé, mais cela n’a pas fonctionné. Quand vous vendez vos droits pour 1000 exemplaires, ils en impriment souvent plus sans vous le dire.
On postule déjà pour les prix littéraires dans ces pays, mais jusqu’à présent cela n’a rien donné. Aller sur place nous permettra de faire du lobbying.
En ce qui concerne les traductions du français vers l’arabe, j’ai constaté que le livre traduit n’a pas de seconde vie.
Où peut-on se procurer vos ouvrages ?
Layla B. Chaouni : Nous vendons majoritairement dans les librairies, mais depuis la crise de la Covid, sur notre site marchand également. Pour l’anecdote, il arrive que des personnes achètent en ligne un livre de poche à vingt-cinq ou trente dirhams, alors que le transport coûte entre trente-cinq à quarante dirhams. Les librairies ne s’enthousiasment pas pour les livres de poche, car leur marge est moindre. Aujourd’hui nous imprimons 3000 exemplaires par livre de poche, quand nous en imprimions 10 000 exemplaires auparavant. Les Marocains sont très sensibles au prix. Sur notre stand au SIEL, ils préfèrent acheter trois livres pour cent dirhams, même des livres pratiques, plutôt qu’un à 220 dirhams qui sera lu en deux ou trois jours.
Nous venons de produire notre premier livre audio. Il sera vendu sur notre site sous format audio ou ebook. Quand on en aura édité plus, nous comptons nous rapprocher de Spotify, ou d’autres comme Audible, pour vendre à l’international. Je veux investir ce champ dans lequel je crois vraiment.
Que pensez-vous du piratage du livre au Maroc ?
Layla B. Chaouni : C’est parce qu’il existe des lecteurs sensibles au prix que le piratage existe. Je reçois tous les livres primés sur ma boîte mail, envoyés par je ne sais qui. Quand vous vendez 500 exemplaires d’un livre, c’est évidemment préjudiciable. Aux éditions Le Fennec, nous n’avons eu qu’un ou deux livres piratés sous format PDF.
Ce sont en général les livres en langue arabe et édités au Maroc qui sont piratés au Liban ou en Égypte.
Comment choisissez-vous les livres qui seront édités ?
Layla B. Chaouni : Je travaille avec de nombreux auteurs que je connais depuis mes débuts, quasiment. Comme Mahi Binebine ou Fatima Mernissi. C’est bien sûr une vraie satisfaction de découvrir de jeunes auteurs, c’est la magie de ce métier.
Pour les auteurs qui postulent, je me demande toujours si leur ouvrage est aligné avec notre cahier des charges. Se pose aussi la question de savoir s’il va trouver ses lecteurs. Nous refusons un nombre certain de manuscrits, et souvent nous constatons que les auteurs n’ont pas pris la peine de se renseigner sur notre ligne éditoriale. Nous avons édité à 10 000 exemplaires et à dix dirhams le livre Lettre à un jeune écrivain pour que les auteurs comprennent qu’ils doivent lire et se renseigner sur les maisons avant de s’adresser aux éditeurs.
Recevez-vous de l’aide ?
Layla B. Chaouni : On postule pour toutes les aides possibles, encore plus maintenant que l’on se tourne vers l’audio, qui coûte cher à produire. Nous demandons de l’aide au ministère de la Culture, à l’Institut français du Maroc (IFM) à travers le Plan d’Aide à la Publication (PAP), au programme « Livres des deux rives », ou pour des traductions espagnoles. Nous trouvons que c’est un travail fastidieux et chronophage, pour assez peu d’argent in fine. Mais nous n’avons pas le choix, nos budgets sont tellement serrés !
L’année dernière nous avons sorti seize livres. Le ministère de la Culture ne nous a donné qu’une seule aide. De plus, leur commission se tient trop tard, en mai, juste avant le SIEL, moment où mes livres de l’année en cours sont déjà édités.
Qu’est-ce que les éditeurs attendent d’une politique pour le livre ?
Layla B. Chaouni : Il faut que les très nombreuses bibliothèques, que j’ai eu l’opportunité de référencer, soient véritablement gérées, et pourquoi pas par des associations.
Sur le modèle de ce qui se fait en Tunisie ou en Algérie, il faut que chaque livre édité soit acheté à raison de cent exemplaires par livre, ainsi les enfants apprendront ce qu’est un livre.
Je préfère cela aux aides ponctuelles et sensationnalistes du ministère de la Culture. La complexité des dossiers de demande est une forme d’ingérence dans nos choix éditoriaux. C’est une forme de censure, de plus on ne sait jamais pourquoi les livres sont refusés.
Au Maroc, peut-on parler d’industrie du livre ?
Layla B. Chaouni : Il existe trop d’associations professionnelles qui défendent les intérêts propres de leurs adhérents. Par exemple celle des Habous. Ils font les livres scolaires qui rapportent beaucoup d’argent, et les gens se mobilisent pour les secteurs qui rapportent, donc pas pour le nôtre.
Le pire est le manque de renouveau, les jeunes ne sont pas intéressés car ils veulent pouvoir gagner leur vie tout de suite. Cependant, le métier peut être réinventé, c’est d’ailleurs pour cela que je me tourne vers l’audio, pour créer cette envie.
Personnellement, j’ai toujours pu payer mes fournisseurs, mais je n’ai jamais pu me payer un salaire. On me prête même un bureau. Aujourd’hui, j’ai un fonds de plus 600 titres à mon catalogue, mais la société est invendable car elle n’a rien d’autre en propre. De plus mes enfants ne sont pas intéressés par une reprise.
C’est aussi pour cela que je travaille à la rendre plus attractive en me lançant dans l’audio, l’ebook, la BD.
Est-ce que la vente via les sites web est l’avenir du livre ?
Layla B. Chaouni : Selon moi la librairie ne peut pas disparaître. C’est le libraire qui sait convaincre d’acheter un ouvrage, simplement en disant « J’ai adoré ce livre ». Le seul moyen de convaincre, c’est d’être convaincu soi-même. Si on ne lit pas, il ne faut pas choisir ce métier.
Propos recueillis par la Maison du livre – Mars 2022